Chers amis, Chère famille,
Nous sommes réunis aujourd’hui pour dire au revoir à Juliane. Mais avouons-le, dire
« au revoir » à Juliane, c’est un défi. C’est presque mission impossible. Juliane,
c’était une présence, une énergie, une couleur, une voix – et parfois, une voix qui
portait ! Elle aurait sûrement trouvé ce rassemblement « trop solennel », elle qui
aimait tant les éclats de rire, les débats animés et les discussions qui finissent
toujours par déborder sur la table du salon, entre deux parts de tarte normande et
trois récits de voyages.
Juliane est née à Villers-sur-Mer, mais son enfance, elle l’a vécue en partie à
Avranches au pensionnat, et pendant la guerre dans une ferme normande. À cette
époque de notre histoire, il ne s’agissait pas de vacances à la campagne, mais bien
de mettre les enfants à l’abri loin des bombardements. On imagine mal aujourd’hui
ce que cela voulait dire : la peur, l’incertitude, mais aussi la solidarité, la
débrouillardise. Petite fille elle a partagé ces années avec son frère Christian, son
grand frère, son protecteur et son complice de toujours. Christian, je crois que
nombreux sont ceux ici qui savent à quel point ce lien fraternel a compté pour elle.
Juliane disait souvent que grâce à lui, elle ne s’est jamais sentie seule et n’a pas
perçu la peur.
Après la guerre, la vie a repris, et Juliane a rencontré Charles, ce jeune homme venu
du Vietnam, au lycée. Leur histoire, c’est tout un roman : deux mondes, deux
cultures, deux tempéraments, et pourtant, une évidence. Mais il faut bien le dire, tout
le monde n’a pas sauté de joie à l’annonce de cette union, à commencer par la
maman de Juliane. Pleine de bon sens normand, elle s’imaginait déjà le pire elle qui
n’avait jamais quitté son pays natal, sa Normandie : «Cet étudiant en mathématiques
si compliquées, venu de loin, repartira un jour dans son pays. Il va emmener sa fille
et ses petits-enfants. On imagine la scène, sa maman inquiète répétant « Je ne te
reverrai jamais! » et Juliane déjà passionnée et décidée, avec ce mélange
d’assurance et de défi qui la caractérisait. Finalement, Charles est resté, la famille
s’est agrandie, et la maman de Juliane a pu voir ses petits-enfants grandir chaque
été à Cabourg, et à Montpellier où elle passait les 3 mois d’hiver. Ce qui justifie de
savoir faire confiance à l’amour et à l’audace de la jeunesse, même si cela donne
quelques sueurs froides aux mamans.
Mais il faut dire que Juliane, déjà toute jeune, avait un goût prononcé pour ce qui
sortait de l’ordinaire. Elle aimait le différent, l’original, ce qui bousculait un peu les
habitudes et les certitudes. Alors forcément, ce jeune homme venu du bout du
monde, avec ses histoires, sa culture, son regard neuf, a tout de suite éveillé sa
curiosité et son intérêt. Pour elle, aimer Charles, c’était aussi affirmer sa façon
d’exister différemment, de choisir sa propre voie, de ne pas se contenter des
chemins tout tracés. Et finalement, regardons-nous aujourd’hui : cette famille
métissée, ouverte sur le monde, unie dans la diversité, c’est la plus belle preuve que
Juliane avait raison de croire à la richesse de la différence. Nous sommes, tous
ensemble, la confirmation vivante de ce choix audacieux, de cette passion pour
l’originalité et l’ouverture qui l’a animée toute sa vie.
Ils se sont aimés, ils se sont choisis, et ils ont construit ensemble une famille qui,
aujourd’hui, s’est agrandie : Jeanne, Laurent, puis Clément, Maxime, Matisse, Jade,
Éliott et enfin Georges et Gustave, ses arrière-petits-enfants. Juliane adorait chacun
à sa façon, même si elle ne manquait jamais une occasion de rappeler à chacun
que, dans la famille, l’originalité est une tradition !
Juliane était une femme de passions, et il faut bien le dire, de beaucoup de passions.
D’abord, l’enseignement. Professeure des écoles, elle n’a jamais compté ses heures.
Le samedi, le dimanche, elle était à l’école. Ses enfants, son époux, ses collègues
pourraient en témoigner : combien de fois ont-ils vu disparaître un jouet, un livre ou
un souvenir, mystérieusement réquisitionné pour « la classe » ? Oui, chez Juliane, la
pédagogie passait avant tout, même avant les caprices de ses propres enfants ! Mais
aujourd’hui, ces souvenirs font sourire, parce qu’ils disent tout de son engagement,
de sa créativité, de sa générosité.
Elle a milité pour des pédagogies innovantes, pour l’apprentissage de la lecture, pour
l’alphabétisation… Pour elle, chaque enfant avait droit à une chance, à une voix, à
une histoire. Elle croyait que l’école pouvait changer le monde, et elle a tout fait pour
que ce soit vrai, à sa manière, avec ses idées, ses combats, ses enthousiasmes.
Juliane, c’était aussi la reine des projets pédagogiques improbables. Il suffit de jeter
un œil à cette photo souvenir de préparation du carnaval de l’école avec ces
costumes façonnés de ses mains au prix de longues heures pleine d imagination
colorée et de la voir au milieu des enfants, vêtue de cet accoutrement bariolé qui
ferait rougir un arc-en-ciel jaloux, au point de croire que ce costume avait été conçu
par un artiste inspiré par un feu d'artifice.
Les enfants étaient ravis, les parents un peu surpris, et Juliane, elle, était au comble
du bonheur. “L’important, c’est de s’amuser en apprenant !” disait-elle, toujours prête
à sortir des sentiers battus.
Mais Juliane, ce n’était pas seulement l’école. C’était aussi l’art, la culture, la beauté
sous toutes ses formes. Le cinéma ? Elle aurait pu en parler des heures, et elle ne
s’en privait pas. La peinture contemporaine ? Elle avait ce talent rare de
s’enthousiasmer pour une toile abstraite. Les heures passées à admirer les œuvres
modernes, à arpenter les musées, à débattre sur le sens caché d’un tableau ou la
symbolique d’une couleur… Juliane, c’était une spectatrice passionnée, jamais
blasée, toujours curieuse.
Et puis il y avait les livres. Ah, les livres ! Son club de lecture était presque une
seconde famille. Elle aimait les romans, la littérature, les histoires qui font voyager,
les personnages qui dérangent, les auteurs qui bousculent. Elle pouvait passer des
heures à raconter le dernier livre qui l’avait bouleversée, à prêter un roman “qu’il faut
absolument lire”, à défendre une héroïne incomprise Juliane, c’était aussi cette
capacité à faire aimer la lecture à ceux qui n’y croyaient plus. Les discussions c’était
sa spécialité : de la symbolique d’une scène à de la vie de l’auteur.
La musique classique tenait aussi une place particulière dans sa vie. Grande
amatrice, elle chantait dans une chorale, et elle n’était jamais la dernière à pousser la
chansonnette ou selon à chanter à tue-tête. Elle aurait adoré que l’on chante tous
ensemble, même faux, même fort, juste pour le plaisir d’être réunis.
Et puis, il y avait une autre passion, plus discrète mais tout aussi révélatrice de son
esprit : les mots croisés. Ah, les mots croisés ! Pour elle, c’était bien plus qu’un
simple passe-temps : c’était un sport cérébral, un défi à relever avec un stylo. Elle
pouvait passer des heures à explorer les arcanes du langage, à démêler les fils
d'une définition alambiquée, à partir à la chasse aux énigmes verbales, traquant le
mot juste et prenant plaisir à dompter les subtilités de la langue, passionnément. Elle
savourait l'art délicat du mot croisé. Ses enfants savaient qu’elle n’entendait plus rien
du monde quand elle était plongée dans ses grilles de mots croisés.
Les derniers temps, même très affaiblie par la maladie et dans sa capacité
d'expression même, elle recherchait encore l’expression la plus appropriée à sa
situation : devait-elle dire « étancher sa soif » ou « assouvir sa soif » ? Tout un débat.
Encore une preuve, s’il en fallait, de son amour inépuisable pour les mots, la curiosité
et les défis intellectuels.
Et puis, il y avait une passion tout aussi savoureuse : la cuisine normande et une
certaine gourmandise assumée. Car si Juliane pouvait disserter des heures sur un
roman ou un tableau, elle savait aussi que la vraie vie, parfois, se joue dans une
assiette. Les tartes aux pommes, les fromages bien faits et les sauces à la crème
normande : voilà des sujets sur lesquels elle était aussi intarissable que sur la
littérature !
Elle avait ce don de transformer un simple goûter en festin, et il se murmurait dans la
famille que, pour elle, un plat sans beurre et sans crème fraiche c'était tout
simplement impensable. Les ingrédients sans lesquels aucun de ses plats ne
pouvaient vraiment exister.
Et attention, sa gourmandise était contagieuse : rares sont ceux qui ont su résister à
ses tartes ou à ses petits plats réconfortants. La cuisine, pour elle, c’était une façon
de rassembler, de partager, de donner du bonheur autour de la table.
Vous l’aurez compris, Juliane aimait tout ce qui nourrit l’esprit, l’âme, le cœur. Mais
alors, le sport… comment dire ? Le sport, c’est une autre affaire.
Pour Juliane son marathon préféré, c’était la lecture d’un roman-fleuve en plusieurs
tomes, bien installée dans un fauteuil. Elle n’a jamais saisi l’intérêt de courir après
quoi que ce soit ou de transpirer pour le plaisir. “Pourquoi courir, quand on peut
lire ?”, pensant elle.
Chez les scouts, dans sa jeunesse ce qu'elle préférait c'était d'être de corvée de
cuisine et le soir de chanter autour du feu de bois. Rien d’autre.
À l’école, elle aurait volontiers troqué les cours de gym par des ateliers cinéma.
Juliane était une femme entière, généreuse, parfois impulsive, souvent passionnée,
toujours authentique. Oui, ses relations pouvaient être tumultueuses – avec ses
amis, sa famille, ses collègues. Mais c’est parce qu’elle vivait tout à fond, sans filtre,
sans faux-semblant. Elle ne savait pas faire semblant : elle aimait, elle riait, elle
s’énervait, elle pardonnait, elle recommençait. C’est pour cela qu’on l’aimait tant, et
qu’on l’aimera toujours.
Jusqu’à la fin, Juliane est restée fidèle à elle-même. Gentille, drôle, caustique, parfois
un brin moqueuse – surtout envers elle-même. Les soignants qui l’ont accompagnée
l’ont tous adorée, parce qu’elle savait, même dans la maladie, faire sourire, détendre
l’atmosphère, raconter une anecdote, glisser un mot d’esprit. Elle n’a pas souffert, et
elle est partie entourée de ceux qu’elle aimait, choyée, accompagnée, aimée.
Aujourd’hui, nous lui disons au revoir. Mais, soyons honnêtes, Juliane n’est pas du
genre à disparaître discrètement. Elle continuera de vivre dans nos souvenirs, nos
gestes, nos éclats de rire, nos débats animés, nos passions partagées. Elle sera là
chaque fois qu’on ouvrira un livre, qu’on ira au cinéma, qu’on entendra une belle
mélodie, ou qu’on débattra sur la couleur d’un tableau moderne.
Merci Juliane, merci maman, merci mamie, pour tout ce que tu nous as donné. Pour
ta générosité, ton humour, ton amour de la vie. Tu nous laisses une belle leçon : celle
de vivre pleinement, d’aimer sans compter, de ne jamais cesser de s’émerveiller.
Nous ne t’oublierons jamais. Et, promis, on continuera de transmettre ta passion des
histoires pour que jamais elle ne s’essouffle  !